La vie de Maître Ueshiba pourrait faire l’objet d’un roman. Contrôleur des impôts, papetier, soldat, colon, aventurier, agriculteur et maître d’arts martiaux, c’est le déroulement d’une vie de plus de quatre vingt années marquées par trois influences prépondérantes :
– Kumagusu Minakata qui lui fait prendre conscience de l’unité de la nature
– Sokaku Takeda dont les techniques martiales seront à l’origine de celles de l’Aïkido
– Onisaburo Deguchi pour la dimension spirituelle de l’Aïkido
Maître Ueshiba a fondé l’Aïkido, art original qui, fait sans précédent au Japon, a transformé des techniques de combat en techniques de paix.
Morihei Ueshiba, le fondateur de l’Aïkido, est né le 14 décembre 1883 d’une famille de fermiers à Tanabé, préfecture de Wakayama. Il était le quatrième et seul garçon de cinq enfants. Morihei hérita de son père Yoroku, conseiller municipal, la détermination d’un samouraï et l’intérêt des affaires publiques, et de sa mère Yuki Itokawa, un intérêt intense pour la religion, la poésie et l’art.
Il fût d’abord plutôt chétif et maladif, préférant lire des livres à la maison plutôt que de jouer dehors. Vers 8 ans, il fut envoyé à Jizodera, un temple bouddhiste Shingon Mikkyo où il apprit les chants et les rites du bouddhisme ésotérique, surtout le « homa », service du feu. Il aimait écouter les légendes miraculeuses des merveilleux saints En No Gyoja et Kobo Daishi, qui avaient passé une partie de leur vie au district sacré de Kumano pas très loin de la maison de Morihei. Le Shingon offrit à Morihei sa première introduction au Kototama (mots âme) en tant que pratique spirituelle. Il aimait chanter les incantations et y montrait tant d’aptitudes que sa mère pensa qu’il lui fallait devenir moine.
Mais son père qui s’inquiétait de cette propension trop marquée pour le monde de l’esprit et pour le mysticisme encouragea son fils à pratiquer la lutte sumo et la natation et lui racontait les exploits de son fameux arrière grand- père Kichiemon qui avait la réputation d’être un des plus forts samouraïs de son époque. Peu à peu, Morihei devint plus fort, et se rendit compte de la nécessité d’avoir une certaine vigueur après que son père eût été attaqué une nuit par un gang de bandits embauchés par un rival politique.
Morihei fut admis au tout nouveau Cours Moyen de la Préfecture de Tanabé à l’âge de 13 ans, puis obtint la possibilité d’entrer à l’institut Abacus de Yoshida où il acheva ses études. Encore adolescent, il trouva un travail à l’office des impôts de Tanabé. C’était un excellent travailleur mais au cours de ses obligations, il fut obligé d’administrer une nouvelle loi fiscale aux fermiers et aux pêcheurs. Convaincu que ces règlements étaient injustes, il démissionna et devint le leader du mouvement de protestation, au grand dam de son père, alors conseiller local.
Il monta ensuite à Tokyo dans le but de se lancer dans les affaires et ouvrit une petite boutique de fournitures de papier. Mais le commerce ne lui convenant pas plus que le contrôle des impôts, il plia boutique au bout de quelques mois. Durant ce bref séjour à Tokyo il étudia le Ju Jitsu de Kito-ryu avec Maître Tozawa et le Ken Jutsu (sabre) du Shinkage-ryu.
Un sévère cas de béribéri l’obligea alors à rentrer chez lui. Peu après à 19 ans, il épousa Hatsu Hitokawa, une amie d’enfance.
A cette époque l’armée recrutait en prévision du conflit qui s’annonçait avec la Russie. L’impétueux jeune homme, avide d’aventure, décida de s’engager, mais on le refusa car sa taille (1,54 m) était à peine inférieure au minimum requis (1,55 m). Très affecté, il s’entraîna afin d’allonger sa taille du centimètre indispensable : suspendu à des branches il accrochait des poids à ses jambes et effectuait d’autres exercices d’extension. Il réussit l’examen à la tentative suivante et rejoignit l’infanterie en 1903. L’infatigable énergie de ce soldat attira l’attention de ses supérieurs et il monta rapidement en grade. On le surnomma « Dieu des soldats » pour sa détermination au travail, l’aide qu’il apportait à ses camarades (lors des marches forcées, il portait la charge de compagnons plus lents et partageait les cadeaux et colis que lui envoyaient sa famille) et pour sa grande habileté à la baïonnette. Ces années à l’armée font de Ueshiba un « tetsujin », un homme de fer pesant ses 81,5kg.
Durant cette période militaire, Ueshiba se rendait les jours de congé au Dojo de Masakatsu Nakai à Sakaï dans la banlieue d’Osaka. Nakai était un expert en arts martiaux qui enseignait le Jujutsu de Yagyu-Ryu et le sabre de l’école Goto. Il y reçut son premier menkyo (licence d’enseignement).Il continuera cet entraînement après sa démobilisation en 1907.
En 1904 débuta la guerre, mais Ueshiba restait consigné dans les réserves. On ne sait pas très bien dans quelle mesure il participa à l’action car son père aurait secrètement intercédé auprès des autorités militaires pour qu’on n’expose pas trop son fils unique au danger et il est peu probable que Ueshiba ait participé à un combat au corps à corps. Comme il insistait pour être envoyé au front, il fut enrôlé dans un régiment à destination de la Mandchourie. Il revint sain et sauf avec le grade de sergent d’état major. Malgré la recommandation de l’armée pour être admis à l’académie militaire nationale, pour diverses raisons Morihei déclina cette proposition, démissionna et retourna à Tanabé dans la ferme familiale. Il avait 24 ans.
Il vécu les temps qui suivirent comme une épreuve. Il lui fallait désormais trouver sa vocation et son incertitude concernant son avenir le plongeait dans l’angoisse. Il s’enfermait dans sa chambre pour y prier pendant des heures, se levant au milieu de la nuit ou disparaissant plusieurs jours dans les montagnes. Préoccupé par la conduite erratique de son fils, Yoroku construisit un dojo et invita un professeur de jujutsu, Kiyoichi Takaki à y enseigner. Morihei se jeta à corps perdu dans l’entraînement et son état s’améliora.
Durant cette période, Ueshiba rencontra Kumagusu Minakata (lien), homme cultivé et savant naturaliste qui vécut aux Etats-Unis, aux Indes Occidentales, puis en Angleterre à Cambridge, chargé de cours à l’université. Kumagusu s’opposait vigoureusement au plan gouvernemental consistant à unifier les petits temples Shinto sous la direction des plus grands pour s’approprier les terrains libérés en vue d’un développement économique. Morihei appuya cette position par des pétitions officielles, des lettres de protestation, des démonstrations etc. L’implication de Morihei dans cette affaire développa son intérêt pour la vie politique. Quand le gouvernement appela des volontaires pour s’installer et développer Hokkaido, Kumagusu l’encouragea, et l’esprit pionnier de « créer quelque chose à partir de rien » attira Morihei. Comme son village avait de nombreux pêcheurs et fermiers inemployés, plus de 80 personnes appelées groupe Kishu acceptèrent d’émigrer.
Au printemps 1912, Morihei âgé de vingt neuf ans avec sa femme et leur fille Matsuko âgée de 2 ans partirent avec le groupe Kishu pour la sauvage Hokkaido.
Deux mois plus tard, ils s’établirent sur un site que Maître Ueshiba avait reconnu durant un précédent voyage, au lieu-dit de Shirataki, près de Yobestu. Cet endroit glacé au nord-est de l’île était inculte et les étés frais, les gelées précoces et les hivers âpres balayèrent les récoltes trois ans durant. Envers et contre tout, le groupe Kishu, opiniâtre, réussit à mener à bien de nombreux projets (culture la menthe, élevage des chevaux, exploitation du bois de construction). Rien ne pouvait plus les arrêter. Sous l’impulsion de Maître Ueshiba, on vit surgir un véritable village qui porte encore le nom de Shirataki. Son inépuisable énergie, ses efforts incessants lui apportèrent la reconnaissance et le respect. Il fut élu au conseil du village et surnommé « le roi de Shirataki ».
Cette période fourmille de nombreuses anecdotes : il dégagea d’un profond fossé un cheval et son chariot, il maîtrisa trois bandits qui tentaient de le voler, réfugié dans une grotte, il se trouva en présence d’un ours et partagea son repas avec lui.
Mais l’évènement le plus important de son séjour à Hokkaido est sa rencontre avec Sokaku TAKEDA, grand maître du Daito-ryu Aïki-Jutsu (lien), en 1915 dans une auberge d’Engaru. Laissant tout en plan, il resta à l’auberge et étudia avec Sokaku pendant un mois au bout duquel il reçut un certificat de Daito-Ryu Jujutsu. Ses compagnons retournés à Shirataki pensaient qu’il avait péri dans le blizzard.
De retour chez lui, Morihei construisit un dojo dans sa propriété et invita Sokaku à y vivre. En 1917, Morihei commença à accompagner Sokaku dans ses tournois, ayant renvoyé ses parents à Tanabé en raison du froid intense.
En mai 1917, le village fut totalement détruit par un gigantesque incendie et grâce à Morihei, le village fut reconstruit. En juillet 1918 naquit un fils, Takamori.
En 1919 (à 36 ans), ayant apprit que son père était gravement malade, Morihei vendit une part de sa propriété de Shirataki, laissa le reste à Sokaku et quitta Hokkaido définitivement. Sur le chemin du retour, un voyage d’au moins 10 jours à cette époque, Morihei entendit parler de la nouvelle religion Omoto-kyo, et décida de faire un détour à Ayabe pour demander une prière au rétablissement de son père. Là, il rencontra Onisaburo Deguchi (lien), le maître de la secte, qui lui dit : « votre père est mieux là où il va ».
L’atmosphère particulière du complexe d’Ayabe envoûta Morihei qui s’attarda là trois jours avant de reprendre son voyage. Quand il arriva chez lui, son père était déjà parti pour un « monde meilleur » comme Onisaburo l’avait prédit. Grandement affligé et terriblement confus, Morihei mangea et dormit à peine pendant les trois mois suivants. Chaque nuit il allait dans les montagnes et maniait son sabre comme un fou jusqu’à l’aurore. Finalement, il annonça son intention de vendre la terre ancestrale, de se rendre à Ayabe et d’étudier l’Omoto-kyo (lien). Toute sa famille et ses amis, sa femme y compris, pensaient qu’il était fou. Cependant il ne démordit point et au printemps 1920 sa famille et lui louèrent une maison près du sanctuaire principal d’Omoto-Kyo. Cette année fut probablement la plus pénible de la vie de Morihei. Outre la mort de son père et la douloureuse décision de quitter sa maison de Tanabé, il verra naître puis mourir son second fils Kuniharu puis son premier fils Takamori, tous deux emportés par la même maladie. Son troisième fils, Kisshomaru naquit en 1921. L’année suivante, sa mère décéda à son tour.
Pendant les huit années suivantes Morihei servit comme assistant d’Onisaburo, enseignant le budo au « Ueshiba Juku », dirigeant la brigade du feu, cultivant et étudiant les doctrines d’Omoto-kyo, spécialement le « chikon-kishin » « calmer l’esprit et retourner au divin ».
Pourquoi Onisaburo avait-t-il accueilli un artiste martial comme Morihei, lui construisant un dojo, demandant aux adeptes d’Omoto-kyo d’y étudier et vantant la présence d’un grand maître d’arts martiaux à Ayabe ? C’est qu’il avait perçu chez Morihei le potentiel « d’enseigner le sens réel du budo : la fin de tout combat et de toute rivalité. » (Le premier grand satori de Morihei aura lieu en 1925) A partir de cette période, la pratique des arts martiaux chez Morihei devint plus intensément spirituelle et il s’absorba de plus en plus dans l’étude du Kototama. Cela le conduisit à s’éloigner peu à peu des traditions du Yagyu-ryu et du Daito-ryu jujutsu, et à développer une approche personnelle qui faisait de la technique l’application dans le monde visible des principes divins.
Il brisait les barrières entre l’esprit, l’âme et le corps.
En 1922, cette synthèse fut nommée Aïki-bujutsu et connue du public comme le Ueshiba-ryu Aïki-bujutsu.
Morihei Ueshiba considérait l’aïki-bujutsu comme la matérialisation vivante d’une prière pour la santé, l’harmonie et la prospérité du monde. Il disait que la voie de l’Aïki (Aïki-Do) permettait de se réaliser, tout en laissant derrière soi toutes les théories et tous les concepts :
« L’aïkido n’est pas né de la religion. Le vrai takemusubi aïki brille devant nous comme un phare puissant ; il illumine la religion et guide les enseignements du passé, partiaux, imparfaits et temporaires, vers leur plénitude. Les plus religieux des guides d’aujourd’hui ne donnent aucune méthode d’accomplissement ou de réalisation de leurs idéaux. Ils n’ont donc aucun moyen de mesurer leur propre compréhension. Nous ne pouvons plus mettre nos vies entre les mains du Christ, de Bouddha ou de Confucius. L’âge des prophéties, des philosophies, est terminé. Nous vivons maintenant l’époque de la véritable mise en œuvre. Chaque personne doit devenir le dieu du centre (Ame no Mi Naka Nushi). Ce chemin est la réalité du Ciel vide, de l’existence totale. Nous ne sommes pas seulement l’esprit divisé d’un seul Dieu. Tous les dieux de l’univers sont nos esprits protecteurs. »
Onisaburo était en constantes difficultés avec les autorités de par sa position pacifiste et de sa croyance sérieuse que puisqu’il était le sauveur du monde il devrait être déclaré empereur et avoir à diriger le gouvernement. En 1921, il fut arrêté pour crime de lèse-majesté, mais il fut relâché quelques mois plus tard durant l’amnistie générale intervenant à la mort de l’Empereur Taisho.
En 1924, Onisaburo trama le dessein bizarre d’installer le Royaume du Ciel sur la Terre en Mongolie, site de la » Nouvelle Jérusalem » avec l’aide de plusieurs groupes religieux chinois et coréens. Une fois les grandes traditions spirituelles d’Asie unifiées, croyait-il, le reste du monde pouvait être organisé en une association d’amour et de fraternité sous sa direction. Bien qu’Onisaburo fut sous surveillance policière continuelle, le groupe de 5 hommes, Morihei inclus comme garde du corps, partit dans le plus grand secret. Ils partirent vers la Mandchourie et la Mongolie à la recherche de leur monde, un lieu sanctifié où ils pourraient établir un Etat nouveau guidé par des préceptes religieux et par la lumière de l’Esprit. Le 15, ils arrivèrent à Mukden où ils rencontrèrent Lu Chang K’uei, un puissant seigneur de guerre mandchou. Morihei portait alors le nom chinois de Wang Shou Kao. Ensemble, ils conduisirent l’armée autonome du nord-ouest (connue aussi comme l’armée indépendante de Mongolie) à l’intérieur du pays. Cependant leur expédition était vouée à l’échec dès le début, car ils étaient les victimes d’un complot tissé par un autre chef militaire soucieux de son pouvoir, Chang Tso Lin, et, lorsqu’ils atteignirent, le 20 juin, le Baian Dalai, les troupes chinoises prévenues étaient là pour les arrêter. Morihei et Onisaburo et quatre autres personnes furent condamnées à mort. Le destin voulut qu’au moment où ils devaient être exécutés, un membre du consulat japonais intervint, réussit à obtenir leur libération et s’occupa de leur retour au Japon.
Cette aventure entraîna chez Morihei une profonde mutation intérieure. Il fut marqué par ses expériences face à la mort, notamment sous le feu au front, et avait découvert pendant ces moments particulièrement intenses qu’il pouvait distinctement percevoir des éclairs lumineux sur la trajectoire que devaient emprunter les balles. La connaissance de cette formidable capacité intuitive fut une expérience fondamentale pour Morihei. A son retour au Japon, les manifestations de cette force spirituelle apparurent bientôt en de multiples occasions.
L’étude de l’Omoto-kyo et l’influence d’Onisaburo affectèrent profondément la vie de Morihei. Même ses relations avec Sokaku en furent affectées ; en 1922, Morihei invita Sokaku à Ayabe pour 6 mois et Sokaku l’autorisa à agir comme instructeur (shihan-dai) du Daito-ryu Aïki-jutsu. (La relation entre le Daito-ryu Aïki-jutsu et l’Aïkido est difficile à cerner clairement. Ils furent au moins 20 autres à qui Sokaku donna le même diplôme et Morihei n’a jamais reçu formellement la « transmission complète » (soden) des techniques du Daito-ryu.)
Morihei a déclaré que pendant que Sokaku lui ouvrait les yeux sur l’essence du budo, son illumination vint des expériences Omoto-kyo. On rapporte qu’Onisaburo invita Morihei à commencer sa propre recherche car les méthodes Daito-ryu étaient trop orientées vers le combat et ne pouvaient servir comme moyen pour unifier l’homme à dieu et promouvoir l’harmonie entre les gens. Cependant, Sokaku continua de voir Morihei presque chaque année jusqu’à sa mort en 1943, même après que Morihei eut ouvert son propre dojo à Tokyo. Morihei payait toujours la note, traitant Sokaku avec tout le respect dû à un maître, bien que sans enthousiasme.
Ses visites secrètes en Chine avec Onisaburo eurent aussi un grand effet sur Morihei. A son retour à Ayabe, il s’entraîna plus intensément que jamais, armant ses élèves de sabres véritables et leur ordonnant d’essayer de le couper en deux. Il y avait quelque chose dans le monde spirituel aussi: chaque matin à 11 h le salon de la maison de Morihei était violemment secoué comme par un son surnaturel émis d’un temple, et chaque soir à 9 h un formidable « whoosh » était entendu comme si un énorme objet était en train de passer.
Au printemps de l’année 1925, Morihei (alors âgé de 41 ans) rencontra un officier de marine, maître de Kendo, qui le défia. Il accepta et gagna sans, pour ainsi dire, avoir eu à combattre : il avait pu visualiser la trajectoire des coups avant que le sabre en bois de l’officier n’ait eut la possibilité de le toucher. Tout de suite après ce duel, il alla se rafraîchir près d’un puits où il eut un sentiment de grande paix et de grande sérénité. Il lui parut soudain qu’il baignait dans un nimbe de lumière dorée descendue du ciel. Son corps et son esprit devenaient de l’or. Cette expérience intense et unique fut sa Révélation personnelle, son Satori.
A cet instant, tout lui devint clair. Il comprit le lien qui l’unissait à l’univers, il comprit un par un les autres principes philosophiques sur les quels l’aïkido est fondé. C’est de ce jour qu’il estima devoir désigner son enseignement sous le nom de aïki-budo plutôt que aïki-bujutsu.
O Senseï raconte son ressenti pendant ce Satori :
« Soudain, il me sembla que le ciel descendait. De la terre, surgit comme une fontaine d’énergie dorée. Cette chaude énergie m’encercla, et mon corps et mon esprit devinrent très légers et très clairs. Je pouvais même comprendre le chant des petits oiseaux autour de moi. A cet instant, je pouvais comprendre que le travail de toute ma vie dans le Budo était réellement fondé sur l’amour divin et sur les lois de la création. Je ne pus retenir mes larmes, et pleurai sans retenue. Depuis ce jour, j’ai su que cette grande Terre elle-même est ma maison et mon foyer. Le soleil, la lune et les étoiles m’appartiennent. Depuis ce jour, je n’ai plus jamais ressenti aucun attachement envers la propriété et les possessions. »
Cette expérience vint avant tout d’une fusion de la volonté individuelle à l’esprit universel. O Senseï disait :
« Lorsque vous vous courbez devant l’univers, il se courbe devant vous ;
lorsque vous appelez à l’extérieur le nom de Dieu, il fait écho au fond de vous ».
Il disait également :
« L’aïkido est une méthode de fusion avec Kototama, l’esprit de l’univers. »
C’est à cette époque qu’il comprit que le vrai Budo n’est pas de vaincre un adversaire par la force mais de garder la paix en ce monde, d’accepter et de favoriser l’épanouissement de tous les êtres. Si la recherche spirituelle est présente dans tous les arts martiaux japonais, jamais personne ne l’avait approfondie jusqu’à englober en son sein l’amour de l’humanité.
Morihei avait 42 ans.
Le Ueshiba Juku à Ayabe était originellement destiné aux fervents Omoto-kyo, mais la réputation de Ueshiba s’étendant, de nombreux non-croyants, des militaires pour la plupart, demandèrent à être admis. Le cas de Kenji Tomiki judoka et plus tard fondateur du système Tomiki d’Aïkido fut typique. Lorsqu’un couple de ses amis, élèves de Morihei, lepressèrent de rencontrer leur maître, Tomiki s’esclaffa et dit : » J’ai entendu parler de Ueshiba et de ses démonstrations truquées, et si je m’y rends tous mes collègues se moqueront de moi. » Ayant promis de ne rien révéler de la rencontre à quiconque, Tomiki accepta. Il fut introduit et se dirigea avec confiance vers Morihei mais instantanément se trouva cloué au sol. Il demanda une autre chance se jurant cette fois de se donner à fond. Après avoir heurté le plancher une deuxième fois, il s’inclina et dit: » J’espère devenir votre disciple. »
Morihei passa la plupart du temps de 1925-26 à Tokyo enseignant à la requête de l’amiral Takeshita et d’autres personnes influentes. Mais la tension de si nombreux voyages et entraînements prit son droit ; Morihei s’écroula après une séance d’entraînement et le docteur prescrivit un repos complet. Bien que Morihei fût occasionnellement malade, il restait capable de faire librement ses techniques aïki. Aïki est peut-être l’ultime exemple de l’esprit au-dessus de la matière. La puissance du ki n’est pas diminuée. Elle ne dépend pas des conditions physiques. Par exemple à la fin de sa vie, Sokaku insistait pour diriger lesséances régulières d’entraînement bien que son coté droit fut paralysé suite à coup, et on dit que sur son lit de mort il projeta un judoka 6è dan.
Après un repos de 6 mois à Ayabe, Morihei recouvra la santé. Onisaburo l’encouragea à se séparer de l’organisation Omoto-kyo, d’aller à Tokyo et de fonder sa propre « voie ». En 1927, Morihei et sa famille louèrent une maison à Suromachi dans le district de Tokyo Shiba Shirogane, et Morihei tint ses cours dans la salle de billard transformée en dojo du prince Shimozu, l’un de ses premiers soutiens. En 1928, il déménagea dans les quartiers plus grands de Mita et en 1931, il ouvrit le Centre Kobukan à Wakamatsu-cho, Shinjuku, site actuel du quartier général de l’Aïkido mondial. Pendant la construction de celui-ci, Jigoro Kano fit une visite dans la salle provisoire d’entraînement de Morihei à Mejiro. Après avoir vu les techniques Aïki de Morihei, il déclara : « Ceci est mon budo idéal, le vrai judo. » Il détacha plusieurs de ses meilleurs élèves du Kodokan pour étudier auprès de Morihei ; l’un d’entre eux, Minoru Mochizuki, développa plus tard son propre système d’Aïkido.
En 1931, le dojo d’Ushigome appelé « le Kobukan » fut terminé (Shirata senseï devint uchi-deschiplus tard cette année là. Une « Société de mise en valeur du Budo » fut crée en 1932 avec Morihei comme chef instructeur. Gozo Shioda, chef actuel du Yoshinkan Aïkido, devint disciple. Il y a toujours eu des contacts étroits entre l’Aïkido et le sabre. Sokaku et Morihei furent sans doute les deux meilleurs de l’époque et pendant un certain temps il y eut une section de kendo au Kobukan.
Vers le milieu des années 30, Morihei était devenu célèbre. Plus encore que par sa maîtrise dans les divers arts martiaux japonais, il attire l’attention du public par sa conception originale de l’union de l’esprit, de la pensée et du corps qu’il tente de mettre en application dans son école. Pendant cette période, Morihei travaille intensément le kendo au dojo Kobukan avec notamment Nakakura qui deviendra son gendre en 1932. En septembre 1939, Morihei est invité en Mandchourie pour faire une démonstration publique. Il y combat l’ancien lutteur sumo Tenryu et le cloue au sol d’un seul doigt.
Morihei continua par la suite ses visites en Mandchourie, même après le début de la guerre du pacifique, acceptant un rôle de consultant dans diverses institutions, comme l’Université Kenkoku avec laquelle il était particulièrement lié.
Il fit son dernier voyage en Mandchourie en 1942, sur l’invitation de l’Association des grands arts martiaux, lors de la célébration du dixième anniversaire de la création de l’état de Mandchoukouo.
Ce jour là, il effectua sa démonstration en présence même de l’empereur Pu’Yi.
Jusqu’à l’interruption de la 2è guerre mondiale, Morihei fut très occupé à enseigner au Kobukan, en même temps qu’il donnait des cours spéciaux à l’état major militaire et aux académies de police (il donna aussi des leçons à des acteurs, des danseurs et des lutteurs sumo). Voici quelques histoires intéressantes de cette période.
Le fameux général Miura, un héros de la guerre russo-japonaise, étudiait le Daito-ryu et entendit parler de Morihei par Sokaku. Un jour il annonça sa visite au « Dojo de Ueshiba » et entra pour voir ce que son « camarade disciple » avait à offrir. Bien que d’abord cynique, Miura fut impressionné par l’intensité différente de l’Aïki-jutsu de Ueshiba et décida d’être son élève. Cependant, pas encore tout à fait convaincu des possibilités de Morihei, Miura arrangea une séance d’entraînement à l’académie militaire de Toyama. Les étudiants de jukendo (baïonnette de combat) étaient réputés pour leur férocité, leur taille et leur force. Ils insistèrent pour que Morihei portât une armure de protection car les choses pourraient mal tourner.
« Vous utilisez des baïonnettes en bois, ne vous inquiétez pas. Voulez-vous attaquer un par un ? »
« Naturellement » lui fut-il répondu
« Dans mon budo, nous attendons toujours des attaques de toutes parts. S’il vous plait, attaquez ensemble ». Incrédule, seul un étudiant fit un pas. Quand les autres le virent assis sur les fesses, ils perdirent leur réserve et bougèrent tous ensemble. Aucun ne parvint à toucher Morihei.
Un cas semblable eut lieu à l’académie de la Police Militaire.
Les élèves étaient particulièrement implacables et un jour, pensèrent surprendre leur instructeur. Habituellement 20 à 30 personnes participaient au cours, mais cette fois-ci une seule personne se présenta. Morihei donna une courte leçon et sortit dans la cour pour rentrer chez lui. Aussitôt, les membres de la classe, armés de bokens, bâtons et baïonnettes se ruèrent pour « accueillir » Morihei. Sans s’émouvoir comme d’habitude, il évita adroitement leurs attaques et passa la grille comme si rien ne s’était passé.
Au siège central de la police à Osaka, Morihei donnait une leçon et demanda à 5 des plus grands officiers de le clouer au sol – un sur la tête avec un étranglement et un sur chaque membre. Bien que tout le corps de Morihei soit sous le poids des policiers, en un instant ils furent projetés. Les observateurs notèrent à peine un mouvement et quand ils questionnèrent les hommes qui avaient maintenu Morihei, ils dirent : « Son corps était aussi souple que la soie quand nous le tenions. Il a émis un bref kiaï, est devenu comme un morceau de fer et nous nous sommes écroulés. » L’homme qui l’étranglait mentionna qu’il avait senti ses mains arrachées du cou de Morihei. Morihei rit et les gronda : « vous feriez mieux d’apprendre des techniques d’arrêt plus efficaces si vous avez affaire à de dangereux criminels. »
Morihei disait à ses élèves que s’ils arrivaient à l’attraper même juste un instant, il leur donnerait une grande fête. Jour et nuit, les élèves essayaient de se glisser vers lui sans succès ; même quand il dormait, aussitôt qu’ils étaient près de Morihei, il se déplaçait. En fait, ils pensèrent qu’il ne dormait pas du tout et qu’il souffrait peut-être de quelque désordre nerveux, aussi convoquèrent-ils un médecin pour l’examiner. « Je vais bien » dit Morihei, « Pourquoi avoir appelé un docteur ? » Ils lui racontèrent leurs missions nocturnes et puisqu’il ne semblait pas bien se reposer, ils avaient présumé qu’il était malade. « Je dormais profondément » leur assura Morihei. « Des rayons invisibles émanent de mon corps et toutes les fois que quelqu’un s’approche à 10 ou 15 pieds de moi, je peux sentir immédiatement sa présence même dans mon sommeil. » Dans la même veine, Shirata Senseï se souvient que les autres uchi-deschi et lui s’échappaient occasionnellement pour profiter d’une modeste « nuit à la ville ». Bien que la chambre de Morihei fut très éloignée de la grille du dojo, et que les disciples prirent mille précautions pour ne pas faire de bruit, invariablement, le lendemain matin le Fondateur leur demandait « Où êtes-vous allés la nuit dernière ? »
Un jour Morihei monta dans un train surpeuplé avec plusieurs disciples. L’homme à coté de lui se figea soudain avec une étrange expression sur le visage. Ses disciples pensèrent que Morihei connaissait l’homme car il souriait. A l’arrêt suivant, Morihei dit « Déguerpis » et l’homme sortit en courant du train.
« Qui était-ce ? » demandèrent ses élèves, « Un pickpocket » leur répondit-il.
A propos de trains, Morihei voyageait beaucoup. Il insistait pour être à la gare au moins une heure avant le départ du train ; beaucoup moins bien était sa déconcertante habitude en s’embarquant sur le train avec ses bagages et plusieurs disciples de sauter juste avant que le train ne quitte la gare et de déclarer « Sortez du train je ne vais nulle part. » Les disciples n’avaient d’autre choix que de lui obéir. Quelques minutes après le départ du dernier train, il disait : »Je me sens mieux maintenant. Allons-y. » Hypersensible au moindre changement d’humeur, Morihei fréquemment et capricieusement changeait ses plans. Ses disciples ne savaient jamais à quoi s’attendre – méthode de Morihei pour les tenir en alerte ? – et il ne supportait pas de leur part une conduite inattentive ou à contrecoeur.
Un de ses premiers élèves fut Kenzo Niki, « Docteur Riz Complet », avocat de la santé par l’alimentation. Cependant Morihei ne portait pas beaucoup d’attention au riz complet – il le digérait mal – il préférait le riz blanc et la nourriture simple : légumes et poissons. Sa préférence allait à la soupe de poulet ; à chaque fois il en buvait pour ainsi dire une jatte. A la différence de nombreux budokas, Morihei n’a presque jamais bu de saké.
Ses disciples demandèrent une fois à Morihei si les prouesses attribuées aux ninjas (devenir invisible, marcher sur l’eau…) existaient réellement. « Vous avez vu trop de films », dit Morihei, « Prenez vos sabres et vos bâtons et je vais vous donner une réelle leçon de nin-jutsu. Dix d’entre eux environ entourèrent Morihei au centre du dojo, et aussitôt qu’ils l’eurent attaqué, ils sentirent un courant d’air et Morihei disparut. »Par ici, par ici », l’entendirent-ils appeler à mi chemin du deuxième étage 20 pieds plus loin. Plus tard, cependant, Morihei fut complètement indisposé quand ils lui demandèrent de refaire quelques tours ninjas. « Êtes-vous en train d’essayer de me tuer juste pour vous entraîner ? » Chaque fois que l’on effectue de telles techniques, la durée de vie diminue de 5ou 10 ans. »
Quoiqu’il en soit, Morihei perdait prise parfois. Kisshomaru se souvient bien d’un incident qui lui arriva quand il était à l’école maternelle. Il entra en conflit avec un garçon américain qui habitait près de chez lui. Le garçon commença à jeter des pierres et Morihei sortant en courant dans la rue glissa sur une flaque laissant le garçon s’enfuir. De ce jour, Kisshomaru ne sait toujours pas si Morihei était furieux contre le garçon américain qui lançait des pierres ou contre son fils, alors enfant plutôt chétif et mou qui avait reculé devant le défi.
Si le budo de Morihei représente l’amour et la paix, quelle était son attitude envers la grande guerre de l’Est Asiatique? A la différence d’Onisaburo qui n’abandonna jamais ses principes pacifistes et alla en prison pour ses opinions, Morihei fut un supporter ardent de la cause impériale. Il enseignait dans les académies militaires, nombre de ses disciples figuraient parmi ceux qui dirigeaient la guerre, il alla en Mandchourie comme invité du gouvernement fantoche, etc.
Cependant Kisshomaru entendit souvent son père se plaindre amèrement aussi bien avant que pendant la guerre : « l’armée est dominée par des fous ignorants, des hommes d’état forcenés aux idéaux religieux qui aboutissent au massacre indistinct de citoyens innocents et détruisent tout sur leur passage. Ils sont en totale contradiction avec la volonté de Dieu et arriveront certainement à une fin regrettable. Le vrai budo nourrit la vie et encourage la paix, l’amour et le respect ; il n’entraîne pas la destruction du monde avec des armes. » Morihei laissa entendre que son déménagement à Iwama en 1942 avait été inspiré par un « ordre divin » ; il prévoyait que la guerre finirait mal pour le Japon et espérait que l’Aïkido serait le credo d’une ère nouvelle.
La guerre avait vidé le dojo Kobukan et Morihei, fatigué de la vie citadine et des charges administratives d’un grand centre, aspirait au retour à la terre où il pourrait combiner de manière idéale budo et culture, deux choses qui créaient la vie et purifiaient le coeur. Il disait souvent, « Budo et culture sont uns ». Morihei laissa le dojo de la ville entre les mains de son fils, renonça à ses positions officielles et quitta Tokyo avec sa femme pour s’installer dans leur propriété acquise quelques années auparavant en prévision à Iwama, Préfecture d’Ibaragi. Morihei vécut là tranquillement le reste de la guerre, pratiquant, étudiant, cultivant et supervisant la construction du Temple Aïki et du Dojo Shuron. Iwama peut être considéré comme le lieu de naissance de L’Aïkido « La Voie de l’Harmonie ». Avant que Morihei ne s’yinstalle, son système s’appela Aïki-jutsu puis Aïki-budo d’abord art primaire plutôt que chemin spirituel. C’est au cours de l’année 1942 que le nom Aïkido fut pour la première fois formellement utilisé.
Après la capitulation du Japon en 1945, ses disciples crurent que l’Aïkido cesserait d’exister mais Morihei avait confiance au contraire. L’aïkido prospèrerait et sa vraie valeur serait reconnue dans le monde entier. En 1948, l’Aïkikai (association Aïki) fut formée pour promouvoir l’Aïkido au Japon et à l’étranger. Morihei en laissa l’organisation à son fils et à ses meilleurs élèves, préférant poursuivre plus avant son entraînement à Iwama. Il se levait chaque jour à 5 heures, priait et méditait plusieurs heures, puis cultivait ou étudiait selon le temps. Chaque soir il dirigeait des séances d‘entraînement. Morihiro Saito, actuel leader du dojo d’Iwama, se rappelle : « Quand le Fondateur méditait, l’air était imprégné d’une spiritualité intense et grave mais quand il avait fini nous sentions la chaleur de son amour et de sa compassion. La culture et l’Aïkido étaient sa vie et le monde entier son dojo. »
L’expansion rapide de L’Aïkido après la guerre sous la direction du Hombu Dojo, situé actuellement dans un immeuble de 3 étages à Tokyo, est une histoire bien connue. Morihei devint connu dans le monde entier comme « 0 Sensei », le maître de l’Aïkido, et recevra nombre de décorations du gouvernement japonais.
A la fin de sa vie, Morihei affina et améliora ses techniques, continuant son dur entraînement malgré sa consécration. Au début du printemps 1969, Morhei tomba malade et dit à Kisshomaru : « Dieu m’appelle ». Hospitalisé, un cancer fut diagnostiqué (cancer du foie). (Toute sa vie Morihei eut des problèmes de foie et d‘estomac). Il les attribua à un concours de boisson d’eau salée qu’il avait fait avec un pratiquant de yoga qui avait tracassé Onisaburo ou un des croyants d’Omotokyo pour faire ce concours). Il retourna chez lui pour se reposer et être près de son dojo. Même s’il ne lui était plus possible de diriger longtemps les exercices, il pouvait décrire exactement ce qui se passait en écoutant les bruits du dojo.Ceux qui étaient avec lui disaient que jamais il n’avait été plus fort. Son corps était épuisé par presque rien mais il était si lourd que 10 de ses plus forts élèves ne pouvait le soulever.
Le 15 Avril, la condition de Morihei devint critique ; comme de nombreux disciples et amis lui rendaient une dernière visite, il leur donna ses dernières instructions : « L’Aïkido est pour le monde entier. Entraînez vous non pour des raisons égoïstes mais pour tous les gens partout. » Le26 Avril tôt le matin, à 86 ans, Morihei prit la main de son fils, sourit et dit : « Prends soin des choses » et mourut. 2 mois plus tard, Hatsu, sa femme de 77ans, le suivit.
Les cendres de Morihei furent déposées au temple familial de Tanabé et une partie de ses cheveux fut enchâssée à Ayabe, au temple Aïki et au dojo Kumaro Juku (dirigé par Michio Hikitsuchi). Chaque année un service mémorial a lieu le 29 Avril à Iwama au Temple Aïki.